Le silence des agneaux

Clarisse, un personnage simple à deux dimensions

Clarisse Starling est le protagoniste de ce film. Prise en sandwich entre deux manipulateurs (Hannibal le cannibale d’un côté, Jack Crawford, du FBI, de l’autre), elle est utilisée par l’un et l’autre pour ses deux caractères fondateurs : l’ambitieuse et l’honnête.

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Dans son dictionnaire des caractères, que nous utilisons comme base de travail dans cette élaboration des personnages, Véronique Fleurquin (Editions Labor, 1994), décrit ainsi les deux caractères suivants :

AMBITIEUX
En principe, les deux jambes de l’ambitieux devraient le mener loin. Il a chaussé ses bottes de sept lieues et roule pleins phares vers un avenir radieux. La demi-mesure n’est pas son truc. Ce cordonnier se cantonne aux grandes pointures. Il sera ministre, académicien, homme d’affaires prospère... ou ne sera point. Quitte à écraser quelques orteils au passage. Certes, il ne fait pas toujours dans la dentelle mais il se donne les moyens de réussir.

HONNàŠTE
Si vous le croisez, cassez vos feutres rouges, déchirez vos cartons jaunes, passez vos idées noires à l’eau de Javel, car il mérite un zéro faute. Ce n’est pas Zorro ; ce n’est pas un héros ; ce n’est pas un mythe. C’est vous ou moi, un personnage de chair et d’os, un personnage faible et vulnérable. Mais sincère, mais loyal, mais fidèle. Courageux, autant que faire se peut. Consciencieux. Fiable. Authentique. Il ne vous promet pas monts et merveilles. II vous émerveille. A quelque altitude qu’il se situe, son attitude demeure irréprochable. Un modèle du genre humain.

Clarisse, protagoniste du "silence des agneaux", possède ces deux caractères. A priori, ils fonctionnent plutôt bien ensemble, bien qu’être ambitieux, c’est savoir aussi lorsqu’il le faut courber la tête, dorer la pilule, et la fermer, autant de choses qui répugnent à l’honnête.

De fait, dans le film les deux caractères vont plutôt se compléter et seront très utiles dramaturgiquement : l’ambitieux est prêt à entreprendre des actions que la raison freinerait, ce qui est excellent pour produire du conflit ; l’honnête extériorise des pensées sur simple demande, ce qui rend lisible le personnage et pousse aussi au conflit. La qualité du film "Le silence des agneaux" est d’exploiter ces caractères au coeur de l’enjeu dramaturgique.

Suit ici l’analyse de quelques scènes de caractérisation du personnage de Clarisse Starling, issues de la première moitié du film, choisies pour leur clarté. Elles mettent en relation Clarisse avec ses principaux actants : Hannibal Lecter et Jack Crawford.

Ouverture

Lors du générique du film, Clarisse s’entraîne au petit matin sur un parcours d’obstacles. Elle est appelée dans le bureau du chef du département des sciences du comportement, Jack Crawford.

La scène qui suit est une pure scène de caractérisation de Clarisse : elle se rend au rendez-vous sans se changer, en tenue de training maculée de sueur. Elle attend dans le bureau de Crawford en observant longuement les murs couverts de photographies de scènes de crimes.

Crawford entre et fait rapidement état de ses états de service : elle est stagiaire au FBI, considérée comme une des meilleures de son groupe, ce à quoi Clarisse répond que le classement n’a pas encore été affiché, ce qui montre un intérêt pour la compétition.

Crawford se souvient d’elle car elle l’a "cuisiné" lors d’un séminaire et d’une note qu’il lui a été donnée (A, la plus haute cote), ce que Clarisse corrige immédiatement : elle a obtenu une note légèrement inférieure, un A-. Il sait aussi qu’elle désire entrer dans son service. Clarisse acquiesce sans minauderie à sa description en bosseuse ambitieuse et répond aux compliments par un large sourire.

Crawford lui propose une mission : rencontrer le psychopathe le plus dangereux du moment, Hannibal Lecter, pour tenter de lui faire remplir un questionnaire psychiatrique qu’il a refusé jusqu’alors. Clarisse accepte la mission sans la moindre hésitation. Au moment de partir, elle pose frontalement la question de l’urgence de la rencontre (Lecter est enfermé depuis et pour longtemps) et demande si cela a un lien avec l’affaire du tueur en série "Buffalo Bill". Crawford répond évasivement.
Cette première scène fait percevoir le caractère dominant de Clarisse, l’ambition (CV chargé, désir de joindre un département pointu, acceptation d’une mission dangereuse), et sur un mode mineur, son honnêteté (se présenter suante au rendez-vous, poser frontalement la question du pourquoi de la mission). Nous sommes à la 7eme minute du film.

Rencontre avec Hannibal Lecter

A la 12eme minute de film, Clarisse rencontre pour la première fois Hannibal Lecter. Cette scène riche en conflit, est fortement caractérisante pour les deux personnages. Nous resterons focalisé sur Clarisse.

L’ambition de Clarisse ayant été martelée dès les premières minutes, cette scène est l’occasion de préciser son deuxième caractère, honnête, "cash". En approchant de la cellule du psychopathe, hésitante dans sa démarche, Clarisse montre de la crainte en restant éloignée de la vitre blindée qui la sépare de Lecter, mais elle soutient son regard.

Lorsque celui-ci lui constate qu’elle n’est qu’une stagiaire, elle répond simplement qu’elle a beaucoup à apprendre de lui et qu’il est juge de sa qualification pour lui parler. Lecter commente immédiatement ce comportement : "entrée en matière tout à fait habile, agent Starling", et accepte l’entretien. Il lui demande ensuite ce que son voisin de cellule "Mix" a susurré à Clarisse lorsqu’elle est passée devant lui. Elle répète sans détour la phrase obscène "Je renifle ta chatte", soutenant toujours le regard de Lecter.
Hannibal Lecter lui demande pourquoi "Buffalo Bill", d’après elle, prélève des morceaux de peau sur ses victimes. Clarisse, le ton un peu tremblant, livre sans détour son point de vue : Buffalo Bill garde des trophées comme un psycho killer classique. Lecter lui fait remarquer que lui n’a pas ce comportement. Clarisse répond du tac au tac que lui, en effet, mange ses victimes, ce qui fait pour la première fois dévier le regard du psychiatre.

A la fin de l’entretien, Hannibal Lecter se livre à une analyse cruelle de Clarisse, partant de son habillement, son maintien, ses probables origines pauvres et rurales, pour en arriver à ses ambitions et sa raison même d’être face à lui.

Clarisse, la bouche tordue d’un rictus, mélange de colère, de retenue et d’affliction, lui demande s’il est capable de s’appliquer à lui-même cet "extraordinaire faculté d’analyse" sans le quitter des yeux. Elle termine sa tirade par un regard de mépris.
(Signalons que cette scène se termine sur un plot brutal à la 18eme minute du récit : Lecter lui promet d’obtenir ce qu’elle aimerait le plus : une promotion)

Découverte d’un nouveau cadavre

A la 35eme minute de film, Clarisse est de nouveau confrontée à son supérieur, Crawford, qui l’emmène pour l’autopsie d’un nouveau cadavre de Buffalo Bill. Dans la voiture qui les emmène, Clarisse est testée par celui-ci. Elle fournit son analyse du profil du meurtrier. Elle reproche à Crawford de ne pas être tenue au courant des suites de sa rencontre avec Lecter, et demande la confirmation de son intuition : Crawford l’a envoyée vers Lecter pour qu’il leur "vende" Buffalo Bill. Elle fait part du fait qu’elle aurait aimé être "dans la confidence". Crawford lui révèle alors qu’elle a bien été utilisée, mais qu’elle aurait été incapable de cacher l’information si elle l’avait eue.
Crawford a donc instrumentalisé le caractère honnête de Clarisse, seul à même de séduire Lecter. De son côté, Clarisse a accepté la rencontre de par son caractère ambitieux. Nous avons donc ici une parfaite synergie dramatique des deux caractères pour produire l’action.

Retour en voiture

A la 44ème minute du film, dans la voiture qui les ramène à l’aéroport, Crawford explique à Clarisse qu’il l’a utilisée pour créer une connivence entre hommes avec le shérif local, et se débarrasser de lui. Hésitant, il dit avoir remarqué qu’elle l’avait mal pris. Clarisse réplique d’un ton calme et par deux fois : "c’est mal", arguant que les policiers sont influencés par les comportements des fédéraux.

Cohérence du caractère

Clarisse gardera ce double caractère sur l’ensemble du film. C’est bien un personnage simple à deux dimensions.
Lors de l’état des lieux, Clarisse reçoit son diplôme, après avoir sauvé la fille d’un sénateur. Hannibal Lecter, en fuite, lui téléphone et lui promet de ne pas la traquer et lui demande d’en faire autant. Elle répond sans hésitation : "Vous savez bien que c’est une chose que je ne peux pas promettre".

L’ambition est le moteur qui la pousse dans des situations conflictuelles, l’honnêteté crée un climat de confiance qui lui permet d’obtenir des informations importantes de Lecter, mais aussi des personnages secondaires qu’elle rencontre. L’honnêteté permet de plus une facilité de lecture de ses motivations : lorsque Clarisse se retrouve seule à sonner à la porte du tueur, nous ne crions pas à l’improbabilité de la situation, car nous savons tout des tourments qui l’ont poussée, enfant, à tenter de sauver un agneau de l’abattage, et nous savons qu’elle veut sortir de sa condition par le biais d’une brillante carrière.

Dans ce film, le double caractère soutient le personnage et construit les relations : si Clarisse agit par ambition, c’est son honnêteté que Crawford vend à Hannibal Lecter, comme monnaie d’échange entre deux calculateurs pervers, contre l’arrestation d’un psychopathe.